Imaginez un ordinateur dont les composants ne seraient pas en silicium ou en métal, mais en champignons. Cette idée farfelue n’est pas tirée d’un roman de science-fiction, mais bien d’une étude parue dans la revue Plos One menée par l’équipe de l’Ohio State University. Le principe ? Utiliser les mycéliums, ces réseaux de filaments invisibles qui constituent la structure des champignons, comme support pour des mémoires organiques et des composants électroniques durables.
Pourquoi des champignons et pas du silicium ?
Les microprocesseurs actuels reposent sur des semi-conducteurs fabriqués à partir de silicium, un matériau efficace mais énergivore à produire et difficile à recycler. Les champignons, eux, présentent plusieurs avantages :
- Biodégradabilité : les mycéliums sont 100 % naturels et peuvent être compostés en fin de vie.
- Faible coût de culture : des espèces courantes comme le champignon de Paris et le shiitake poussent rapidement sur des résidus de bois ou du marc de café.
- Propriétés électriques étonnantes : sous certaines tensions, le mycélium peut se comporter comme un memristor, c’est-à-dire un composant capable de « mémoriser » son état électrique précédent.
À terme, remplacer partiellement le silicium par des composants fongiques pourrait réduire drastiquement l’empreinte carbone de nos appareils tout en ouvrant la voie à des circuits bioélectroniques novateurs.
De la forêt au laboratoire : le protocole expérimental
Pour évaluer le potentiel des fungi comme memristors, les chercheurs ont suivi plusieurs étapes clés :
- Sélection des espèces : deux variétés ont été retenues, le champignon de Paris (Agaricus bisporus) et le shiitake (Lentinula edodes), toutes deux faciles à cultiver et dotées de mycéliums robustes.
- Culture et préparation : les mycéliums ont été développés sur des substrats nutritifs avant d’être déshydratés pour stabiliser leur structure et faciliter leur intégration aux circuits.
- Assemblage des prototypes : de fines sondes électriques et des fils de connexion ont été placés à divers endroits du mycélium, afin de profiter des variations naturelles de conductivité selon la densité tissulaire.
- Tests électriques : différentes tensions et fréquences ont été appliquées pour observer le comportement de mémoire du champignon, c’est-à-dire sa capacité à conserver l’état électronique d’une impulsion précédente.
John LaRocco, l’un des auteurs, explique : « Nous avons découvert que selon le point de contact et la tension appliquée, le mycélium présentait des effets de mémoire stables et reproductibles ». Ces observations valident l’idée que les réseaux fongiques peuvent fonctionner comme de véritables memristors organiques.
Performance de ces memristors organiques
Les résultats sont étonnants : les prototypes fongiques ont atteint des taux de commutation comparables à certains memristors inorganiques :
- Vitesse : jusqu’à 5 850 changements d’état par seconde.
- Précision : environ 90 % de répétabilité entre cycles.
- Durabilité : pas de perte de performances après plusieurs heures de tests continus grâce à la stabilité des mycéliums déshydratés.
Ces memristors fongiques peuvent donc servir de mémoire vive (RAM) ou de composants inspirés par le fonctionnement neuronal (« brain-inspired »), ouvrant la voie à des architectures neuromorphiques plus économes en énergie.
Impacts environnementaux et énergétiques
Un des atouts majeurs de cette technologie est son bilan écologique :
- Moindre consommation d’énergie : les memristors organiques exigent peu d’énergie en mode veille, car ils conservent leur état sans courant permanent.
- Ressources renouvelables : les champignons poussent sur des déchets agricoles, réduisant la dépendance aux métaux rares et aux procédés d’extraction polluants.
- Recyclage simplifié : en fin de vie, les composants fongiques peuvent être compostés ou réutilisés comme engrais, évitant les circuits imprimés contaminés de métaux lourds.
Dans un contexte où les data centers consomment déjà 2 % de l’électricité mondiale, cette innovation pourrait contribuer à limiter la facture énergétique et l’impact carbone du numérique.
Perspectives et défis à relever
Malgré l’enthousiasme, plusieurs obstacles subsistent avant qu’un PC « mycélien » ne devienne réalité :
- Intégration industrielle : adapter les lignes de fabrication de semi-conducteurs pour accueillir des matériaux organiques.
- Stabilité sous conditions extrêmes : vérifier la résistance des memristors fongiques à l’humidité, à la chaleur et aux champs électromagnétiques intenses.
- Miniaturisation : réduire la taille des dispositifs tout en conservant leurs propriétés électriques, un défi pour des structures biologiques plus épaisses qu’un wafer de silicium.
Cependant, comme le souligne la co-autrice Qudsia Tahmina, « il est étonnamment facile de programmer et de stabiliser le mycélium pour qu’il réponde à nos besoins électroniques ». Cette flexibilité du vivant offre un terrain de recherche fertile pour des applications encore inimaginables.
Un avenir bioélectronique inspiré de la nature
En combinant expertise en biologie et savoir-faire en électronique, cette étude ouvre un nouveau chapitre de la bioélectronique. Les memristors fongiques pourraient trouver leur place dans :
- Électronique neuromorphique : concevoir des circuits imitant la plasticité synaptique et la mémoire humaine.
- Objets connectés autonomes : capteurs intelligents à faible consommation pour l’agriculture ou la santé.
- Informatique verte : centres de calcul hybrides alliant efficacité et durabilité.
Si le silicium a dominé l’ère numérique, les champignons pourraient bien devenir les co-héritiers de l’informatique verte de demain, plus respectueuse de notre planète.
